Hommage à André Gorz

Publié par Laurent Legendre le

La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse.

Alors mieux vaut ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.

C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle ? Réforme ou révolution ?

Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne inhabitable.

Il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.

La prise en compte des exigences écologiques aura cette conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût des exigences écologiques était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises. La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées. Et ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.), aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés : les inégalités se creuseront : les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches.

Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes  « optimales » de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront le champ d’activité des appareils de répression. On détournera la colère populaire, par des mythes compensateurs, contre des boucs émissaires commodes et l’État n’assoira plus son pouvoir que sur la puissance de ses appareils : bureaucratie, police, armée, milices rempliront le vide laissé par le discrédit de la politique de parti et la disparition des partis politiques. Il suffit de regarder autour de soi pour percevoir, en France et ailleurs, les signes d’une semblable dégénérescence.

Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable ? Sans doute. Mais c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le capitalisme est contraint de prendre en compte les coûts écologiques sans qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. Car les partisans de la croissance ont raison sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société et de l’actuel modèle de consommation, fondés sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres. Dans le cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens disponibles.

Aussi n’est-ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entretient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser « au-dessus » des autres. La devise de cette société pourrait être : Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as  « mieux  » que les autres.

Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie, ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres.

Cet extrait est un texte du philosophe André Gorz intitulé « Leur écologie et la nôtre » est paru en avril 1974 dans le mensuel écologiste « Le Sauvage ». Visionnaire, il avait prévu la récupération de l’écologie par l’industrie et les groupes financiers. Nous tenions à lui rendre hommage 15 ans après sa mort le 22 septembre 2007.

http://changementsocial.net/leur-ecologie-et-la-notre-par-andre-gorz/